Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 2, Amyot, 1846.djvu/157

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amis d’une foule de personnes assises tranquillement à la même table que nous, périssaient sur l’eau par ce même coup de vent dont nous observions froidement les effets. Notre curiosité insouciante approchait de la gaieté, tandis qu’un grand nombre de barques parties de Pétersbourg pour se rendre à Péterhoff, chaviraient au milieu du golfe. Aujourd’hui on avoue deux cents personnes noyées, d’autres disent quinze cents, deux mille : nul ne saura la vérité, et les journaux ne parleront pas du malheur, ce serait affliger l’Impératrice et accuser l’Empereur.

Le secret des désastres du jour a été gardé pendant toute la soirée ; rien n’a transpiré qu’après la fête : et ce matin la cour n’en paraît ni plus ni moins triste ; là, l’étiquette veut avant tout que personne ne parle de ce qui occupe la pensée de tous ; même hors du palais, les confidences ne se font qu’à demi-mot, en passant, et bien bas. La tristesse habituelle de la vie des hommes en ce pays vient de ce qu’elle est comptée pour rien par eux-mêmes ; chacun sent que son existence tient à un fil, et chacun prend là-dessus son parti, pour ainsi dire, de naissance.

Tous les ans, des accidents semblables, quoique moins nombreux, attristent les fêtes de Péterhoff qui se changeraient en un deuil imposant, en une pompe funèbre, si d’autres que moi venaient à penser à tout ce que coûte cette magnificence ; mais ici je suis seul à réfléchir.