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LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Pétersbourg, ce 29 juillet 1839.

D’après les derniers renseignements que j’ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Péterhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d’affaire d’État ; c’est le bon Dieu qui oublie ce qu’il doit à l’Empereur.

La superstition politique, qui est l’âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel ; quand mon chien est blessé, c’est à moi qu’il vient demander sa guérison ; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n’est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence naturelle de l’usurpation de l’homme sur les droits de Dieu. Un Roi qui consent à être reconnu pour plus qu’un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne ; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n’a nulle idée dans aucun autre pays[1]. Au surplus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu’il laisse le champ libre à l’imagination ; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l’opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde ; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l’est devenue en France par des causes contraires : une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impossible la vérification du fait le plus simple.

Ainsi les uns disent qu’il n’a péri, avant-hier, que treize personnes, tandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d’autres encore de cent cinquante : jugez de nos incertitudes sur toutes choses, puisque les circonstances d’un événement arrivé pour ainsi dire sous nos yeux resteront toujours douteuses, même pour nous.

Je ne cesse de m’émerveiller en voyant qu’il existe un peuple insouciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour que lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu’ici je croyais que l’homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l’esprit, que d’air et de soleil pour le corps ; mon voyage en Russie me détrompe. La vérité n’est un besoin que pour les âmes d’élite ou pour les nations les plus avancées ; le vulgaire s’accommode des mensonges favorables à ses passions et à ses habitudes : ici mentir c’est protéger la société, dire la vérité c’est bouleverser l’État[2].

Voici deux épisodes dont je vous garantis l’authenticité :

Neuf personnes de la même famille et de la même maison, arrivées depuis peu de la province à Pétersbourg, maîtres, femmes, enfants, valets, s’étaient embarqués imprudemment sur un bateau sans pont et trop frêle pour résister à la mer ; le grain est venu : pas un n’a reparu ; depuis trois jours qu’on fait des perquisitions sur les côtes on n’avait encore ce matin découvert nulle trace de ces malheureux, réclamés seulement par les voisins, car ils n’ont pas de parents à Pétersbourg. À la fin l’esquif qui les portait a été retrouvé ; il était retourné et échoué sur un banc de sable près de la grève, à trois lieues de Péterhoff et à six de Pétersbourg ; des personnes : nulle trace ; pas plus des matelots que des passagers. Voilà donc neuf morts, bien constatées, non compris les marins : et le nombre des petits bâtiments submergés comme le fut celui-ci est considérable. On est venu ce matin

  1. Voir la brochure de M. Gretsch.
  2. Voyez la note, page 192.