Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 4, Amyot, 1846.djvu/277

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À ce moment, je fus fortement frappé d’une vérité qui, sans doute, s’est souvent présentée à la pensée de tout le monde, mais qui ne m’était jusqu’alors apparue que vaguement et passagèrement ; c’est que l’imagination sert à étendre la pitié et à la rendre plus vive. J’allai même jusqu’à penser qu’un homme entièrement dénué d’imagination serait impitoyable. Tout ce que j’ai de puissance de création dans la pensée s’employait malgré moi à me montrer ce pauvre inconnu aux prises avec les fantômes de la solitude et de la prison ; je souffrais avec lui, comme lui, j’éprouvais ce qu’il éprouvait, je craignais ce qu’il craignait ; je le voyais abandonné de tout le monde, déplorant son isolement et reconnaissant qu’il était sans remède, car qui s’intéresserait jamais à un prisonnier dans un pays si éloigné, si différent du nôtre, dans une société où les amis s’unissent pour le bonheur et se séparent dans l’adversité ? Que de stimulants à ma commisération ! Tu te crois seul au monde, tu es injuste envers la Providence qui t’envoie un ami, un frère ; » voilà ce que je répétais tout bas, et bien d’autres choses encore, en croyant m’adresser à la victime.

Cependant le malheureux n’espérait nul secours, et chaque heure écoulée dans une monotonie cruelle, en silence, sans incident, le plongeait plus avant dans son désespoir ; la nuit viendrait avec son cortége de