où mon malheur n’aurait pas mieux servi la cause de l’humanité que mon silence ne la sert ici.
— Je ne puis vous pardonner cette résignation.
— Vous oubliez qu’elle m’a sauvé la vie, et qu’en mourant je n’eusse fait de bien à personne.
— Mais au moins depuis votre retour vous auriez dû récrire votre récit.
— Je n’aurais pu le faire avec la même exactitude : je ne crois plus à mes propres souvenirs.
— Où avez-vous passé vos deux années de captivité ?
— Aussitôt que j’arrivai dans une ville où je pus trouver un officier supérieur, je demandai à prendre service dans l’armée russe, c’était le moyen d’éviter le voyage de la Sibérie ; on accueillit ma requête, et au bout de quelques semaines, je fus envoyé à Toula, où j’obtins la place d’instituteur chez le gouverneur civil de la ville ; j’ai passé deux ans chez cet homme.
— Comment avez-vous vécu dans son intérieur ?
— Mon élève était un enfant de douze ans, que j’aimais, et qui s’était aussi fort attaché à moi, tout enfant qu’il était. Il me raconta que son père était veuf, qu’il avait acheté à Moscou une paysanne dont il avait fait sa concubine[1], et que cette femme rendait leur intérieur désagréable.
— Quel homme était ce gouverneur ?
— Un tyran de mélodrame. Il faisait consister la dignité dans le silence : pendant deux ans que j’ai diné à sa table,
- ↑ On dit en Russie que les nouvelles lois ne permettent plus de vendre les hommes sans la terre ; mais on dit en même temps qu’il y a toujours des moyens d’échapper à la sévérité de ces lois. (Note de l’Auteur.)