Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/296

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« Il faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus étoit le plus aimé. Ce fruit n’avoit garde qu’il ne fût et fort doux et fort beau, n’y ayant rien de si beau ni de si doux que l’amitié. Aussi fut-ce ces deux qualités de beau et de bon, qui ne se rencontrent guère en un même sujet, qui le mirent en vogue. Oh ! combien de fois, par sa miraculeuse vertu, multiplia-t-il les exemples de Pylade et d’Oreste ! On vit depuis ce temps-là des Hercules et des Thésées, des Achilles et des Patrocles, des Nises et des Euriales[1] ; bref, un monde innombrable de ceux qui par des amitiés plus qu’humaines, ont consacré leur mémoire au temple de l’Éternité ; on en porta des rejetons au Péloponèse, et le parc des exercices où les Thébains dressoient la jeunesse en fut orné. Ces arbres jumeaux étoient plantés à la ligne ; et dans la saison que le fruit pendoit aux branches, les jeunes gens qui tous les jours alloient au parc, tentés par sa beauté, ne s’abstinrent pas d’en manger ; leur courage selon l’ordinaire en sentit incontinent l’effet. On les vit pêle-mêle s’entre-donner leurs âmes ; chacun d’eux devenir la moitié d’un autre, vivre moins en soi qu’en son ami, et le plus lâche entreprendre pour le sien des choses téméraires.

« Cette céleste maladie échauffa leur sang d’une si noble ardeur, que, par l’avis des plus sages, on enrôla pour la guerre cette troupe d’Amans dans une même compagnie. On la nomma depuis, à cause des actions héroïques qu’elle exécutoit, la Bande sacrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-dessus de ce que Thèbes s’en étoit promis ; car chacun de ces braves au combat, pour garantir son amant, ou pour mériter d’en être aimé, hasardoit des efforts si incroyables, que l’antiquité n’a rien vu de

  1. Virgile dans l’Énéide (ch. ix), a célébré l’amitié de Nisus et d’Euryale.