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LA REVUE DE PARIS

un peu interrogées et pris leurs noms, et que la nuit fut déjà avancée, tout changea. Il fallait entendre les belles conversations et les jolis chants qui sortaient à travers le grillage de ce pandémonium féminin, chants et conversations qu’on n’entendait que dans les plus basses tavernes ou dans les maisons à gros numéros rouges. Je fus désillusionné, et ma pitié se changea presque en dégoût.

Qui étaient donc toutes ces femmes-là, habillées en marquises et en princesses ? Je le sus bientôt. C’étaient, pour la plupart, des femmes « en cartes », qui étaient autorisées à exercer « la profession », mais seulement dans leurs chambres particulières. Mais, quand les clients n’allaient pas chez elles, elles étaient bien obligées d’aller les chercher. Or, il n’y avait pas meilleure place que les environs des théâtres, et surtout du théâtre de l’Opéra. Là, elles trouvaient de grands et de bons clients, ayant chevaux et voitures et le gousset garni de louis d’or. Cependant, j’ai entendu raconter là de tristes histoires. Il venait parfois des jeunes filles que la misère seule avait poussées à la prostitution, d’autres y avaient été jetées par leurs propres parents qui les exploitaient… On peut, à Paris, s’instruire sur toutes les conditions sociales de l’humanité, et de près et sur le vif.

Au commencement de 1859, vint à Paris un individu se disant philanthrope, et qui avait fait, disait-il, un livre avec lequel un homme, même complètement illettré, pouvait tout apprendre, depuis l’a b c jusqu’aux plus hautes mathématiques. Il passait dans les casernes et faisait descendre tous les soldats dans la cour et leur faisait un long discours au sujet de son incomparable livre, qui contenait une méthode merveilleuse pour tout apprendre sans maître, et cela presque pour rien, car son livre, qui renfermait la matière de plus de dix volumes, il le donnait aux soldats et aux marins, dans un but philanthropique, pour la modique somme de cinq francs payable par petites fractions de vingt-cinq centimes par prêt : c’était pour rien. Comment pouvait-on refuser une si grande merveille ? J’en pris un, bien entendu, et beaucoup d’autres firent comme moi, même parmi ceux qui ne savaient pas les premières lettres de l’alphabet. Il y avait alors dans notre compagnie un nouveau caporal qui avait été cassé du grade de