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MÉMOIRES D’UN PAYSAN BAS-BRETON

au Tréport, au fond de la Normandie, en passant par Milan où nous restâmes cinq jours, ce qui me permit de visiter la belle cathédrale, Magenta, Turin, le Mont-Cenis, que nous traversâmes le 15 juin dans la neige et par un froid sibérien, Chambéry, où nous restâmes encore cinq jours pour les fêtes de l’annexion de la Savoie à la France. À propos de cette annexion, nous fûmes obligés d’aller passer quelques jours en observation sur le lac de Genève, car les Suisses avaient protesté contre l’annexion d’un canton qui appartenait à la fédération helvétique. Tout finit par s’arranger diplomatiquement, et nous reprîmes notre voyage par Bourg, Mâcon, Dijon, Paris, Rouen, Dieppe, où devait rester la plus grande partie du régiment ; le reste fut réparti entre la ville d’Eu et le Tréport ; notre compagnie fut désignée pour ce petit port de mer, où il n’y avait alors que des douaniers et des pêcheurs, excepté pendant l’été où il venait quelques baigneurs.

Nous arrivâmes au Tréport vers la fin de juillet, mais je n’y restai pas longtemps, car deux jours après j’étais nommé sergent avec un autre caporal de ma compagnie, un certain Olivier, qui faillit devenir fou de contentement et d’orgueil. Il y avait longtemps qu’il devait espérer ce grade, car il avait alors quinze ans de service, et dix ou douze ans de grade de caporal. À moi, cette promotion m’avait causé presque du dépit. Je me trouvais si bien dans cette compagnie de voltigeurs, parmi tous ces hommes « d’élite » dont je m’étais fait une nouvelle famille. En quittant cette compagnie, j’allais quitter une deuxième fois mon pays, mes parents et mes amis. Si la chose eût été possible, j’aurais volontiers cédé ma place à un autre, car je faisais encore assez de jaloux. Ma nouvelle compagnie était la 2e du 3e bataillon, qui était à Dieppe : c’était la compagnie même où j’avais été simple soldat.

À Dieppe, cependant, je fus assez heureux pour rencontrer un nouveau collègue qui partageait à peu près mes idées et mes sentiments. Il était chargé de la bibliothèque du régiment, et là, tous les deux, nous passions de très agréables moments dans la lecture et les discussions philosophiques. Nous n’allions jamais avec les autres sous-officiers jouer et faire, dans les cafés, des dettes qui coûtèrent cher, plus tard, à plusieurs d’entre eux.