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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

jours de consigne ou quatre jours de salle de police ; le motif était facile à trouver et d’une rédaction bien connue. N’ayant eu jusque-là que quelques punitions insignifiantes, ces punitions répétées de mon sous-lieutenant, qui m’avaient d’abord affligé, me consternèrent. Je ne pouvais me consoler qu’en songeant que mon congé approchant me permettrait bientôt de fuir mon petit tyran et persécuteur.

Ernest Renan a dit que jamais il n’aurait pu faire un soldat ; il aurait déserté ou se serait suicidé. J’aurais voulu le voir en 1861, comme je l’ai vu plus tard, pour savoir ce qu’il m’aurait conseillé dans la situation où je me trouvais. En ce moment-là, je ne voyais pour moi aucun autre moyen de vivre que la carrière militaire, et je me voyais forcé de l’abandonner pour me soustraire à la haine ou à l’imbécillité d’un seul individu. J’avais alors vingt-six ans, plus de parents ni d’amis capables de m’ouvrir une porte, aucun métier pour gagner honnêtement ma vie. N’importe, je me voyais obligé de prendre mon congé, et je le pris. Le 23 août je quittai le Tréport, mon congé en poche, le cœur gros, l’esprit inquiet, les idées confuses.

J’avais pris mon congé pour Quimper, mon pays natal, comptant y trouver peut-être, à défaut de parents, quelques connaissances ; je songeais aussi, — car l’orgueil et la vanité entrent partout, — à faire voir mes deux grandes décorations de Crimée et d’Italie, et surtout mes galons de sous-officier, à mes « pays », à ces gens de la campagne qui m’avaient connu mendiant mon pain et gardant les vaches.

En arrivant au village, j’allai directement chez le maire d’Ergué-Gabéric qui était toujours le même et qui occupait ces fonctions depuis vingt-cinq ans. M. le maire, qui m’avait bien connu enfant et misérable, ne voulait pas me reconnaître pour le fils du vieux père Déguignet, mort de faim au bord de la route quelques années auparavant : il fallut qu’il vît mes papiers. Il fut très étonné de me voir sous-officier : il n’avait jamais vu un seul soldat rentrer dans sa commune avec ce grade. Il me félicita et me dit que j’étais sûr de trouver un bon emploi.

Oui, je voyais bien que je pouvais trouver en ce moment un emploi, ou tout au moins à « me caser », car, soit dit