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LA REVUE DE PARIS

graphique entre Brest et Quimper ; j’avais vu les ouvriers planter les poteaux et poser les fils ; j’avais demandé au maire ce qu’on voulait faire avec ce fil-là. Le maire, qui était plus farceur que savant, me répondit que c’était pour envoyer des lettres de Quimper à Brest et vice versa, qu’on roulait la lettre et qu’on la fourrait dans le fil qui était creux, puis on soufflait et elle arrivait instantanément. Je savais bien que cela n’était pas vrai, puisque j’avais vu les ouvriers couper le fil. On parlait aussi du chemin de fer, et le maire, qui ne voulait jamais être pris au dépourvu, nous expliquait aussi, à sa manière, ce qu’était le chemin de fer. C’était un chemin étroit, juste la largeur d’une voiture, ferré au fond, des deux côtés, et couvert également en fer. Là dedans, on mettait plusieurs voitures, attachées les unes aux autres, dans lesquelles montaient les voyageurs ; derrière on mettait une voiture plus grande, tout en fer, dans laquelle on allumait un grand feu ; alors toutes les voitures se sauvaient au galop, comme si elles avaient le feu au derrière, « eguis mar vige bet an tan en o reor ». Je fus obligé de croire à cela comme aux sermons du curé, puisque je ne pouvais pas démontrer le contraire.

Néanmoins, ces questions-là me trottaient aussi dans la tête et contribuèrent pour leur part à me faire brusquer le mouvement. Puisqu’on avait besoin d’hommes pour la guerre et qu’on en prenait par force, je pensais qu’on devait bien prendre aussi les volontaires sans les regarder de trop près. Pour que personne ne sût rien avant d’être sûr de mon affaire, un jour, après la collation de midi, et pendant que les autres fumaient leurs pipes, je courus jusqu’à la place Saint-Corentin, à Quimper. Là se trouvait toujours un vieux bonhomme attendant quelque commission ou quelqu’un pour lui payer un verre de schnic, car il avait toujours soif. Il s’appelait Robic et était connu de tout le monde. C’était, comme il disait lui-même, un vieux de la vieille : il était à Waterloo et avait vu mourir la garde. En arrivant sur la place, je vis mon Robic arc-bouté contre le coin de la cathédrale, qui était sa place ordinaire quand il n’était pas au débit d’en face.

Je l’accoste vivement en lui demandant s’il n’avait pas soif, et, sans attendre sa réponse, je saute dans le débit et je fais servir un demi-quart au vieux de la vieille et une chopine