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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

La fusillade avait diminué et peu à peu s’éteignit complètement. Nous restâmes presque à la même place jusqu’à la nuit.

Alors on nous fit faire demi-tour pour rentrer au camp, en traversant cette fois les parallèles, au risque de nous casser le cou. Arrivés au camp, nous trouvâmes la soupe prête, soupe fabriquée avec de l’eau, du lard rance et du biscuit gâté, que les soldats appelaient turlutine. Cette turlutine était à peine servie que nous entendions de tous côtés le cri : Aux armes ! et prenez vos sacs et tout le campement ! Pour nous, les nouveaux arrivés, cette subite alerte n’avait rien d’extraordinaire : Castellane nous y avait assez habitués, et nos sacs n’étaient pas difficiles à faire, puisque nous n’avions pas eu le temps de les défaire. Mais il n’en était pas de même pour les anciens, qui n’avaient pas mis sac au dos depuis longtemps et ne savaient pas trop où se trouvaient leurs bagages de campagne. Les chefs tempêtaient, frappaient du pied sur la terre, et du plat de sabre sur les tentes, en lançant de furieuses épithètes contre les anciens qui ne sortaient pas, tandis que les jeunes étaient prêts depuis longtemps. On entendait au loin les officiers supérieurs crier aussi. Enfin on finit par se trouver tous à peu près et l’on partit.

On se dirigeait vers la droite, du côté des Anglais. Notre route était éclairée par les flammes qui s’élevaient de Sébastopol. Tout à coup, la terre trembla sous nos pas et un bruit épouvantable nous secoua de la tête aux pieds. En regardant du côté de Sébastopol, on vit tourner en l’air, à une très grande hauteur, des affûts de canons, des pierres énormes, des sacs à terre, des gabions, etc. C’était la première mine qui venait de sauter, qui fut suivie bientôt d’une deuxième et d’une troisième. La terre ne cessait de trembler ; je commençais à croire que nous allions tous sauter ou nous engloutir avec la ville. On savait depuis longtemps que tous les alentours de Sébastopol étaient minés et que ces mines étaient préparées pour faire sauter l’assaillant. Mais notre génie, que nous appelions à Lyon le génie malfaisant, prétendait avoir découvert et annulé toutes ces mines : c’est du moins ce qu’on nous racontait. Nous continuions à marcher, dans un silence complet, toujours en appuyant vers la gauche, c’est-à-dire du côté de la ville que nous avions cependant perdue