Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/120

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peine en a été si sévère. Je me trompe, il y a tout lieu de croire, d’après l’édit du roi d’Espagne, qu’elle ne l’est pas encore assez : car ce prince fait entendre, ou plutôt déclare nettement, qu’il cède aux mouvements de sa clémence royale, en se bornant à chasser les Jésuites. L’imagination, comme vous pouvez le croire, travaille sur ce canevas, et prête à ces pères les forfaits les plus odieux : on fait plus, on cite des lettres authentiques qui les accusent. Ce mystère s’éclaircira sans doute : s’il est tel qu’on le prétend, l’atrocité du crime est au point que je n’ose vous en faire part ; mais en même temps l’extravagance du complot est pour le moins égale à l’atrocité ; le peu de vraisemblance qu’il y avait de réussir, le péril même où la société s’exposait en réussissant, tout cela fait demander par quelle fatalité les Jésuites sont devenus aussi fous que méchants ; on était assez persuadé du second, mais on ne les soupçonnait pas du premier.

II. Le délit est apparemment celui de toute la société jésuitique espagnole, puisque le roi a cru devoir faire arrêter, comme d’un coup de filet, tous les Jésuites à la fois, et presque à la même heure. Il est en effet plus que vraisemblable que la révolte du peuple de Madrid en 1766, celle de plusieurs autres villes d’Espagne arrivée dans le même temps, celle enfin d’une partie de l’Amérique espagnole, ont été l’ouvrage de ces pères ; et assurément toute une populace révoltée a plus d’un jésuite pour confesseur. Car il n’y a pas moyen d’accuser ici les autres moines ; le roi d’Espagne en fait tant d’éloges, qu’il doit avoir de bonnes preuves que les Jésuites sont les seuls coupables. Mais tous sans exception le sont-ils ? Et si tous ne le sont pas, que les innocents sont à plaindre ! que le prince doit souffrir lui-même de ne pouvoir les connaître, de ne pouvoir peut-être les épargner s’il les connaît, et d’être forcé de les sacrifier à cette loi cruelle, mais apparemment nécessaire, qu’on appelle la raison d’État !

III. Les précautions excessives qu’on a cru devoir prendre en Espagne pour s’assurer des Jésuites, et les faire sortir du royaume, prouvent du moins combien ces moines y étaient à craindre, ou combien on a cru qu’ils l’étaient : or cette seule raison était peut-être suffisante pour se délivrer d’eux ; car doit-on garder chez soi des hommes qui prétendent avoir renoncé au monde, et à plus forte raison à la cabale et à l’intrigue, qui doivent prêcher aux peuples la soumission et la patience, et contre lesquels un monarque puissant est obligé de se mettre si fort en garde, quand il lui plaît de s’en défaire ? Tout prêtre et tout moine à qui son roi dit, allez-vous-en, doit, en conséquence de la religion qu’il prêche, partir sur-le-champ, je ne dis pas seulement sans résis-