Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/123

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X. Je sais qu’en Espagne et en France on leur a assigné des pensions ; mais outre que ces pensions sont très modiques, mille circonstances malheureuses ou forcées ne peuvent-elles pas en retarder, ou même en faire cesser le paiement ? On oublie bientôt les malheureux quand on ne les voit plus ? que sera-ce si ces malheureux sont membres d’une société proscrite et odieuse ? Déjà, si on en croit le bruit public, cet inconvénient commence à se faire sentir pour les Jésuites français ; plusieurs, dit-on, n’ont encore rien reçu des pensions qu’on leur avait accordées pour leur subsistance. C’est un fait que je ne suis pas à portée d’éclaircir ; je sais seulement que tous les Jésuites de France ne sont pas dans le même cas, et que plusieurs ont exactement touché ce qui leur a été promis. Cet acte de charité, ou plutôt de justice, mérite, ce me semble, d’être rempli avec la plus grande exactitude, et on ne saurait à cette occasion refuser des éloges au conseil d’Espagne, qui, en chassant les Jésuites par l’acte d’autorité le plus décisif et le plus sévère, a cherché du moins à mettre toute l’humanité possible dans l’exécution. Quelle humanité, grand Dieu ! s’écrieront les Jésuites, de nous laisser pendant trois mois à la merci des vents et de la mer, sans avoir même pris la précaution de s’assurer d’un port où l’on voulût au moins nous donner l’hospitalité ! Pour répondre à cette triste imputation, il faudrait examiner, je ne dis pas si le roi d’Espagne a eu de justes motifs pour expulser les Jésuites de ses États, car on ne doit pas en douter, mais si, voulant les expulser avec sûreté pour lui, il pouvait s’y prendre autrement qu’il n’a fait, et s’il ne courait pas trop de risque, en leur ordonnant simplement de sortir du royaume ; s’il pouvait prévoir que le pape, qui avait reçu sans pension, pour l’amour de Dieu et de la société, quinze cents Jésuites portugais, refuserait de recevoir avec pension deux à trois mille Jésuites espagnols ; si le pape de son côté n’a pas été en droit de les refuser, comme souverain par la grâce de Dieu et par celle des puissances chrétiennes ; s’il a bien ou mal raisonné en écrivant au roi d’Espagne : Pourquoi expatrier tant de malheureux s’ils sont innocents, et pourquoi vouloir en infester mes États s’ils sont criminels ? Voilà bien des questions sur lesquelles il me paraît aussi difficile que délicat de prononcer. Un publiciste allemand trouverait là de quoi faire un gros volume et le sage d’assez courtes, mais d’assez tristes réflexions.

XI. Il y a quelques jours qu’un de ces hommes, qu’on appelle philosophes, encyclopédistes, matérialistes, un de ces hommes enfin dont le nom seul fait reculer d’effroi à la cour, dans les collèges et dans les couvents de religieuses, déplorait le sort des infortunés Jésuites, qui, n’ayant d’autre crime que ce-