Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/140

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goûts. Un auteur protestant, qui a parlé de ces deux lettres, remarque, avec plus de malignité que d’esprit, que l’heure de la grâce n’était pas encore venue : on pourrait dire avec plus de raison, que peut-être Christine n’avait pas encore été assez tourmentée par les ministres pour prendre leurs dogmes en aversion. Car telle est l’injustice incroyable des hommes, que de la haine des ministres à celle du culte qu’ils prêchent, il n’y a qu’un pas ; commence-t-on à se détacher d’eux, ce qui était respectable devient indifférent ; abusent-ils de leur pouvoir, ce qui n’était qu’indifférent cesse de l’être. Cette logique n’est sans doute ni solide ni équitable : mais c’est la logique des passions ; il faut les ménager comme on fait un malade ; et le plus sûr moyen d’apprendre aux hommes à être justes, c’est de commencer par l’être à leur égard.

Au reste, si on examine les raisons même que Christine proposait au prince de Hesse pour rester dans sa religion, il est facile de juger qu’elle avait pour la sienne un assez grand fonds d’indifférence. Quoique luthérienne, et par conséquent presque aussi éloignée du calvinisme que de l’église romaine, elle exhorte néanmoins ce prince calviniste à ne point changer. Elle paraît mépriser cette fureur stupide avec laquelle des hommes qui se disaient sages, ont tant écrit sur des choses qu’il ne fallait que croire. Je laisse, dit-elle, ceux qui font profession de traiter les controverses à s’égorger là-dessus selon leur plaisir. Elle ne représente au prince de Hesse que les motifs de l’honneur, de la constance, de l’avantage de sa maison et de ses États ; motifs peu dignes de balancer l’intérêt de la vraie religion, mais proportionnés à la vanité et à la faiblesse humaine.

Les libéralités de Christine, prodiguées avec peu de discernement et de mesure, lui attirèrent bientôt des panégyriques de tous les savans de Suède et des pays étrangers. Son historien en compte deux cents qui sont oubliés aujourd’hui comme presque tous les panégyriques des princes faits de leur vivant. Celui de Trajan par Pline le jeune, prononcé devant l’Empereur en plein sénat, est presque le seul qui soit resté ; le nom de l’orateur et l’idée que nous donne son ouvrage de l’éloquence de ces temps-là, ont encore moins contribué à le conserver, que les vertus du prince qui en était l’objet. Ce n’est point l’ouvrage qui a immortalisé le monarque, c’est le monarque qui a fait passer l’ouvrage à la postérité ; peut-être même ce panégyrique eût-il fait tort à Trajan, si à force de le mériter, il n’eût fait oublier la faiblesse qu’il avait eue de l’entendre.

Je passe sous silence toutes les marques de bonté que Christine donna à Saumaise, cet homme si savant et si désagréable, qui en