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MÉMOIRES

abdication, mais qui apparemment la voyait alors en situation de ne plus reculer, rejeta ces conditions et répondit qu’il ne voulait pas être un roi titulaire. Christine, ayant appris sa réponse, dit, qu’elle ne lui faisait ces propositions que pour connaître son caractère ; qu’elle voyait à présent combien Charles Gustave était digne de régner, puisqu’il connaissait si bien les droits d’un monarque : ce compliment forcé de Christine à son successeur était-il bien sincère ?

Charles Gustave, pour témoigner à la reine sa reconnaissance, fit frapper une médaille dont la légende disait qu’il tenait le trône de Dieu et de Christine ; cette médaille déplut aux États, qui prétendaient avec raison que c’était par leur choix qu’il était parvenu au trône. On ne peut nier, puisque la religion nous l’enseigne, que l’autorité légitime des rois ne vienne de Dieu ; mais c’est le consentement des peuples qui est je signe visible de cette autorité légitime, et qui en assure l’exercice.

Le clergé voulait obliger Christine à rester en Suède, de crainte qu’elle ne changeât de religion ; comme si cette princesse, après avoir fait le sacrifice du trône à sa liberté, n’eût pas acquis le droit d’user de cette liberté toute entière, et n’eut pu aller à la messe à Stockholm sans troubler l’État. Mais soit que la reine voulut se mettre à l’abri des persécutions ecclésiastiques, si redoutables pour les souverains même qui ont le pouvoir en main, soit qu’elle eût pris dès lors la résolution d’aller passer le reste de ses jours hors de son pays, elle quitta la Suède peu de jours après son abdication, et fit graver une médaille dont la légende était, que le Parnasse vaut mieux que le trône ; médaille qui fait aussi peu d’honneur à ses sentimens, que la légende en fait peu à son goût. Quand elle fut arrivée sur la frontière de Suède à un petit ruisseau qui séparait alors le Danemarck de ce royaume : Me voilà enfin en liberté, dit-elle, et hors de Suède, où j’espère ne retourner jamais. Charles Gustave lui fit offrir encore son cœur et sa main ; mais elle répondit qu’il n’était plus temps.

Travestie en homme durant une partie de son voyage, elle traversa le Danemarck et l’Allemagne, peu occupée des discours que son abdication faisait tenir, et montrant sur cela une philosophie supérieure à celle qui l’avait portée à cette abdication même. Le prince de Condé se trouvant à Bruxelles lorsque Christine y passa, demanda où était cette reine qui avait si facilement abandonné la couronne, pour laquelle nous autres, disait-il, nous combattons, et après laquelle nous courons tout le temps de notre vie sans pouvoir l’atteindre. Ses ennemis prétendaient