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pour eux d’avoir des Pétau et des Bourdaloue, que des fainéants et des chantres.

Il faut avouer néanmoins que parmi les sciences et les arts, deux genres ont été faibles chez les Jésuites, la poésie française et la philosophie. Le meilleur de leurs poètes français est au-dessous du médiocre ; mais la poésie française demande, pour y exceller, une finesse de tact et de goût qui ne peut s’acquérir qu’en fréquentant le monde beaucoup plus qu’un religieux ne doit se le permettre ; cette école de l’urbanité et de la délicatesse est peut-être la seule chose qui ait manqué au jésuite Le Moine, pour être un poète du premier ordre, car ce jésuite, suivant le jugement qu’en a porté un de nos plus grands maîtres, avait d’ailleurs une imagination prodigieuse[1]. Quand on demandera pourquoi les Jésuites n’ont point eu de poètes français, il faudra demander pourquoi les universités n’en ont pas eu davantage, et pourquoi tant de poètes latins modernes, pris dans tous les corps et dans tous les états, n’ont pu réussir à faire deux vers français supportables.

La philosophie, j’entends la véritable, car la scolastique n’en est que la lie et le rebut, n’a pas été non plus fort brillante chez les Jésuites ; mais l’a-t-elle été davantage dans les autres ordres religieux ? Il est presque impossible qu’un homme de communauté devienne un grand philosophe ; l’esprit du corps, l’esprit monastique surtout, et plus que tout autre peut-être, l’esprit dominant de la société, celui d’un dévouement servile à ses supérieurs, donne à la raison trop d’entraves contraires à cette liberté de penser si nécessaire à la philosophie. Mallebranche est le seul philosophe célèbre qui ait appartenu à une congrégation régulière ; mais cette congrégation est composée d’hommes libres ; et d’ailleurs Mallebranche est peut-être moins un grand philosophe qu’un excellent écrivain en philosophie.

Si quelque ordre, nous le dirons en passant, eut pu espérer de le disputer aux Jésuites dans les sciences et les lettres, et peut-être de l’emporter sur eux, c’est cette congrégation de l’Oratoire dont Mallebranche a été un des membres les plus distingués. La liberté dont on y jouit sans être jamais lié par des vœux, la permission de penser autrement que ses supérieurs, et de faire usage de ses talents à son gré, voilà ce qui a donné à l’Oratoire des prédicateurs excellents, des savants profonds, des hommes illustres de toute espèce. Aussi les Jésuites ont bien senti ce qu’ils avaient à craindre de pareils rivaux. Ils les ont persécutés ; et les oratoriens ont en la simplicité de leur prêter le

  1. Voltaire, dans son excellent catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV.