Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/39

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singulière contradiction de l’esprit humain en matière de religion. Les jansénistes sont à la fois ce qu’il ne paraît pas qu’on puisse être ensemble, prédestinatiens dans le dogme, et rigoristes dans la morale ; ils disent à l’homme : Vous avez de grands devoirs à remplir y vous ne pouvez rien de vous-même ; et quoi que vous fassiez, quelques vertus humaines que vous pratiquiez, chacune de vos actions sera un nouveau crime, à moins que Dieu ne la sanctifie par sa grâce, que vous n’obtiendriez pas si vous n’y êtes prédestinés gratuitement et avant la prévision de vos mérites. Il faut avouer que cette doctrine est douce, propre à consoler, et surtout conséquente ! mais dans ces sortes de matières, il ne s’agit pas d’être conséquent et raisonnable ; c’est le caractère de celui qui dogmatise, ce n’est pas la logique qui lui dicte ce qu’il doit prêcher. Le janséniste, impitoyable de sa nature, l’est également et dans le dogme et dans la morale qu’il enseigne ; il s’embarrasse peu que l’une soit en contradiction avec l’autre ; la nature de Dieu qu’il prêche, et qui heureusement pour nous n’est que le sien, est d’être dure comme lui, et dans ce qu’il veut qu’on fasse, et dans ce qu’il veut qu’on croie. Que penserait-on d’un monarque qui dirait à un de ses sujets : Vous avez les fers aux pieds, et vous n’êtes pas le maître de les ôter ; cependant je vous avertis que si vous ne marchez tout à l’heure, et long-temps, et fort droit, sur le bord de ce précipice ou vous êtes, vous serez condamné à des supplices éternels[1]. Tel est le Dieu des jansénistes : telle est leur théologie dans sa pureté originale et primitive. Pélage, dans son erreur, était plus raisonnable. Il dit à l’homme : Vous pouvez tout ; mais vous avez beaucoup à faire. Cette doctrine était moins révoltante, mais pourtant encore incommode et pénible. Les Jésuites ont été, si on peut parler de la sorte, au rabais du marché de Pélage ; ils ont dit aux chrétiens : Vous pouvez tout, et Dieu vous demande peu de chose. Voilà comme il faut parler aux hommes charnels, et surtout aux grands du siècle, quand on veut s’en faire écouter.

  1. On ne sera peut-être pas fâche de voir ce qu’un philosophe de beaucoup d’esprit, et plein de mépris d’ailleurs pour toutes les querelles théologiques, pensait sur cette charmante doctrine. Se peut-il qu’on donne au mot de liberté un sens aussi forcé que celui que lui donnent les jansénistes ? Nous sommes donc, selon eux, comme une bille sur un billard, indifférente à se mouvoir à droite ou à gauche, mais dans le temps même qu’elle se meut à droite, on la soutient encore indifférente à se mouvoir, par la raison qu’on aurait pu la pousser à gauche. Voilà ce qu’on ose appeler en nous liberté, une liberté purement passive, qui signifie seulement l’usage différent que le Créateur peut faire de nos volontés, et non pas l’usage que nous en pouvons faire nous-mêmes avec son secours. Quel langage bizarre et frauduleux ! Lettre de La Motte à Fénelon.