Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/17

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agréable, que l’obéir, déjà fût-il, me serait tardif : pas n’est besoin de m’ouvrir ton vouloir davantage ; mais dis-moi pourquoi tu ne crains pas de descendre en ce centre infime, de l’ample lieu où tu brûles de retourner.

— Puisque tu veux savoir si à fond pourquoi je ne crains pas de venir ici, brièvement je te le dirai, me répondit-elle.

On ne doit craindre que les choses qui ont puissance, de nuire : les autres, non ; en elles, nul sujet de peur. Par sa grâce Dieu m’a ainsi faite que votre misère ne m’atteint pas, et que la flamme de cet incendie ne m’assaille point [1]. Dans le ciel est une femme bénigne [2], qu’émeut de tant de pitié l’empêchement où je t’envoie, qu’elle a brisé là-haut le dur jugement et s’adressant à Lucia [3], l’a priée, disant : — Maintenant a besoin de toi ton fidèle, et je te le recommande.

Lucia, ennemie de tout ce qui est cruel, vint au lieu où j’étais assise avec l’antique Rachel, et dit : — Béatrice, vraie louange de Dieu [4], que ne secours-tu celui qui t’aima tant que par toi il sortit de la troupe vulgaire ? N’entends-tu point l’angoisse de sa plainte ? Ne vois-tu point là mort qui le poursuit sur la rive des eaux débordées, plus terribles que la mer ? — Nul au monde ne fut jamais si prompte à faire son bien et à fuir son mal, qu’après ces paroles je le fus à venir ici-bas de mon heureux séjour, me fiant au sage parler qui t’honore et ceux qui l’ont ouï…

Lorsque ainsi elle eut dit, pleurant elle tourna vers moi ses yeux brillants ; ce pourquoi plus encore je me hâtai de venir et je vins à toi comme elle voulait, et te retirai de devant cette bête qui du beau mont te fermait le plus court chemin. Qu’est-ce donc ? Pourquoi, pourquoi t’arrêtes-tu ? Pourquoi héberges-tu tant de lâcheté dans ton cœur ? Pourquoi manques-tu d’ardeur et de courage, quand trois telles

  1. Les flammes de l’Enfer, à l’entrée duquel sont situés les Limbes où habite Virgile.
  2. La Clémence divine, selon les commentateurs ; — l’empêchement je t’envoie, c’est-à-dire les empêchements qui arrêtent Dante, au secours de qui elle l’envoie.
  3. Sainte Lucie, vierge et martyre, qu’on retrouve ensuite dans le Ciel, assise en face d’Adam, — Parad. XXXII, terc. 46. Elle paraît être ici le symbole de la grâce divine.
  4. Comme Dieu ne peut être parfaitement connu que par sa profonde intelligence, sa sagesse, que figure Béatrice, il ne saurait être dignement loué que par elle.