Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/212

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Roi, vengea [1] les blessures d’où sortit le sang vendu par Judas ; revêtu du nom le plus durable et le plus honoré [2], j’étais là célèbre, mais n’ayant pas encore la foi. Tant fut doux le souffle de ma voix, que de Toulouse à soi m’attira Rome, où je méritai que de myrte mes tempes fussent ornées. Là encore on me nomme Stace : je chantai de Thèbes, puis du grand Achille ; mais sous la seconde charge en chemin je tombai [3]. De mon ardeur furent la semence les étincelles de la divine flamme qui m’embrasa, et à laquelle se sont allumé plus de mille : je parle de l’Enéide, qui me fut une mamelle et une nourrice de poésie : sans elle je n’eusse pesé une drachme. Et pour avoir vécu là quand vivait Virgile, je consentirais que, d’un soleil [4] plus que je ne dois, fût retardée la fin de mon bannissement. »

Virgile, à ces paroles, vers moi se tourna, d’un visage qui, en se taisant, me disait. Tais-toi ! Mais ne peut la vertu tout ce qu’elle veut.

Le rire et les pleurs suivent tellement la passion qui les excite, qu’ils n’obéissent point au vouloir, et moins encore chez les plus vrais.

Je souris donc, comme celui qui fait signe : sur quoi l’ombre se tut, et me regarda aux yeux, où plus se retrace l’image véritable [5]. « Que d’un si grand travail tu recueilles le fruit [6] ! dit-il. Pourquoi ton visage m’a-t-il tout à l’heure montré un éclair de rire ? »

Je me trouve ainsi pris d’une et d’autre part : de l’une on me commande de me taire, de l’autre on me conjure de parler ; d’où un soupir qui me fait comprendre.

« Parle, dit mon Maître, et ne crains pas de parler ; mais parle, et dis-lui ce qu’il demande avec tant de souci. » Moi donc : — Peut-être, antique esprit, t’étonnes-tu du sourire qui m’est échappé ; mais je veux que tu t’étonnes plus

  1. Par la prise et la destruction de Jérusalem.
  2. Le nom du Poète.
  3. Stace mourut avant d’avoir terminé son Achilléide, et c’est à ceci que le Poète fait allusion.
  4. D’une année.
  5. Au même sens que les yeux sont appelés le miroir de l’âme.
  6. La même formule appréciative qu’on a déjà fait remarquer plus d’une fois.