Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/27

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et ils viendront. » Sitôt que le vent les amène vers nous, j’élève la voix : — O âmes en peine, venez nous parler, si un autre ne le défend ! Comme les colombes que le désir appelle, les ailes déployées, d’un vol ferme traversant les airs, viennent au doux nid ; ainsi ces deux âmes sortent de la troupe où est Didon, et viennent à nous par l’air malin ; si fort fut mon appel affectueux : « O gracieux et bon, toi qui, à travers l’air noirâtre, viens nous visiter, nous qui teignîmes le monde de sang ! Si le Roi de l’univers nous était ami, nous le prierions de te faire paix, à toi qui as pitié de notre triste sort. Nous écouterons ce que vous voulez dire, et vous dirons ce qu’il vous plaît d’entendre, tandis que le vent se tait. La terre où je naquis borde la mer où descend le Pô, pour s’y reposer avec son cortège [1]. L’amour qui si vite s’empare d’un cœur tendre, éprit celui-ci du beau corps qui m’a été enlevé ; souvenir qui m’est encore pénible. L’amour qui ne permet point à l’aimé de ne pas aimer, m’éprit pour celui-ci d’une passion si forte que maintenant même, comme tu le vois, elle ne m’abandonne point. L’amour nous conduisit à une même mort : Caïna [2] attend celui qui éteignit notre vie. » Telles furent leurs paroles.

Lorsque j’ouïs ces âmes blessées, je baissai la tête, et la tins baissée jusqu’à ce que le Poète me dit : « Que penses-tu ? » Je répondis : — Hélas ! que de doux pensers, quel ardent désir a mené ceux-ci au douloureux passage ! Puis me tournant vers eux, je parlai et dis : — Francesca, tes souffrances me touchent et m’attristent jusqu’aux larmes. Mais dis-moi : Au temps des doux soupirs, à quoi et comment amour te fit-il connaître les douteux désirs ? Et elle à moi : « Il n’est nulle douleur plus grande que de se ressouvenir dans la misère des temps heureux ; et cela ton Maître le sait [3], mais puisque tu désires tant connaître de notre amour la première racine, je le dirai, parlant et pleurant tout ensemble. Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; comment l’amour l’enserra de ses liens ; nous étions seuls et sans aucune défiance. Plusieurs fois cette

  1. Ses affluents.
  2. Lieu de l’Enfer, où sont punis, avec Caïn, les fratricides.
  3. Virgile, jadis heureux dans le monde, sentait, lui aussi, avec tristesse, la privation du Ciel.