Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/40

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est en vous ? Pourquoi regimbez-vous contre cette volonté qui ne saurait jamais ne pas atteindre sa fin, et a plusieurs fois accru vos douleurs ? Que sert de se heurter contre les destins ? Votre Cerbère, s’il vous en souvient, en a encore le menton et la gorge pelés [1]. »

Puis il s’en retourna par la route bourbeuse, et ne nous dit pas un mot ; mais il ressemblait à un homme qu’aiguillonne et presse un autre souci que de ce qui est devant lui : et nous, tranquilles après les paroles saintes, nous nous acheminâmes vers la ville. Nous y entrâmes sans nul conflit, et moi qui désirais voir ce que renferme une telle forteresse [2], quand je fus dedans, je jetai mes regards alentour, et je vis, de tous côtés, une vaste campagne pleine de deuil et d’affreux tourments.

Comme près d’Arles, où le Rhône devient stagnant, comme à Pola [3], près du Quarnaro [4] qui ferme l’Italie et en baigne les limites, la plaine est toute bosselée de tombes ; ainsi en était-il ici, mais d’une façon plus triste ; entre elles se dressaient des flammes, qui les embrasaient tellement qu’aucun art n’exige que le fer soit plus rouge. Tous les couvercles étaient soulevés, et d’au-dedans sortaient des cris lamentables, que beaucoup paraissaient venir de malheureux dans les supplices.

Et moi : — Maître, qui sont ceux-là qui, du fond des sépulcres, font entendre ces douloureux soupirs ? Et lui à moi : « Ici sont les hérésiarques avec leurs disciples de toute secte, et les tombes en sont bien plus combles que tu ne le crois. Ici le semblable est enseveli avec le semblable : les tombeaux sont plus ou moins brûlants. » Et, après avoir tourné à main droite, nous passâmes entre les tourmentés et les hautes murailles.

  1. Sous l’image de Cerbère, disent les interprètes, il faut entendre l’esprit infernal, qui, lors de la descente du Christ en Enfer, ne pouvant lui opposer de résistance, s’arracha de rage le poil du menton, et se meurtrit le visage et la poitrine.
  2. Le sixième cercle.
  3. Ville d’Istrie.
  4. Golfe qui baigne l’Istrie, où finit l’Italie, et la sépare de la Croatie.