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CHANT VINGT-SIXIÈME

tances, permets-moi d’attendre que la double flamme soit arrivée jusqu’ici : tiens, vois comme je me penche vers eux, dans l’empressement de ma curiosité, pour mieux les considérer. — Ta prière, dit mon guide, est digne d’éloges. Je consens à ta demande ; mais garde le silence ; mais laisse-moi parler : je devine ce que tu désires. Peut-être ces personnes, parce qu’ils furent Grecs, dédaigneraient-ils de te répondre. »

Lorsque la flamme fut arrivée, et que mon guide jugea à propos de l’interroger, j’entendis ce maître chéri s’exprimer ainsi : « Ô vous deux qui êtes renfermés dans le même tourbillon de feu ! si j’ai bien mérité de vous pendant ma vie ; si j’ai été digne de vos louanges, quand j’ai écrit, dans le monde, mon poème d’un style élevé, ne vous alarmez pas, mais que l’un de vous deux nous dise où il a terminé ses jours ! »

La partie la plus élevée de l’antique flamme s’abaissa avec un murmure semblable à celui que produit le vent ; ensuite promenant çà et là sa cime obéissante, comme si elle eût remué la langue, elle jeta des sons en dehors, et prononça ces paroles : « Quand je parvins à me soustraire à la puissance de Circé, qui me tint éloigné des hommes pendant plus d’un an, auprès de ce lieu qu’Énée a cru, depuis, devoir nommer Gaëte, ni les embrassements d’un fils, ni la douleur d’un vieux père, ni l’amour de mon épouse Pénélope, qui aurait dû assurer son bonheur, ne purent vaincre en moi le désir de connaître le monde, ses vices et ses vertus. Je m’abandonnai, dans la haute mer, sur un vaisseau avec le peu de compagnons qui s’étaient attachés à mon sort : je vis l’un et l’autre rivage jusqu’à l’Espagne, la Sardaigne, les îles voisines et la partie du royaume des Maures que la mer baigne de ses flots. Moi et mes compagnons, nous étions atteints par la vieillesse qui affaiblissait nos forces, lorsque nous arrivâmes à ce détroit où Hercule plaça les deux signaux qui avertissaient l’homme de ne pas pénétrer plus avant. Je laissai Séville à ma droite, comme j’avais laissé Ceuta à ma gauche. « Ô mes compagnons, dis-je alors, qui êtes arrivés dans les mers de l’Occident, après avoir bravé tant de dangers, et qui n’avez, comme moi, que peu de temps à survivre, ne vous refusez pas, en marchant contre le cours du soleil, la noble satisfaction de voir l’hémisphère privé d’habitants ; considérez votre dignité d’homme : vous n’avez pas été appelés à vivre comme la brute, mais vous devez acquérir de la gloire et de sublimes connaissances. »

« À cette courte harangue, mes compagnons furent enflammés d’une telle ardeur pour continuer le voyage, qu’à peine aurais-je pu la contenir : nous