Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
107
CHANT VINGT-HUITIÈME

fendue, le nez coupé jusques aux yeux, et à qui il ne restait qu’une oreille, s’était arrêté devant moi tout surpris ; il ouvrit sa bouche ensanglantée, et dit : « Ô toi qu’aucune faute n’a condamné à venir ici, et qui as dû voir la terre italienne, à moins qu’une trop grande ressemblance ne m’abuse, souviens-toi de Pierre de Medicina, si tu retournes jamais dans ces belles plaines qui descendent de Verceil à Marcabo, fais savoir aux deux citoyens les plus distingués de Fano, à Messer Guido et à Angiolello, que si notre prédiction, ici, n’est pas vaine, ils seront précipités d’une barque et noyés près de la Cattolica, par la trahison d’un cruel tyran. Dans l’immensité de la mer qui s’étend entre Chypre et Majorque, Neptune n’a jamais vu commettre un si grand crime par des pirates ou pour la race des Grecs. Le traître de Rimini, que la perte d’un œil a rendu difforme, et qui gouverne cette terre malheureuse où tel qui est près de moi n’aurait jamais voulu porter ses pas, invitera ces deux infortunés à une conférence, et donnera un tel ordre, qu’il n’aura pas été nécessaire d’offrir des prières et des vœux pour apaiser les vents furieux de Focara. — Si tu veux que je rappelle ta mémoire dans le monde, dis-moi, lui répondis-je, quel est celui à qui la vue de Rimini fut si amère ? » L’ombre alors porta la main à la figure d’un de ses compagnons, et lui ouvrit la bouche, en criant : « Le voilà, mais il ne parle pas. Chassé de Rome, il détruisit les hésitations de César, en lui disant que celui qui a tout préparé, doit ne plus retarder son entreprise. » Oh ! qu’il me paraissait souffrir, avec sa langue tranchée, ce Curion, qui osa proférer un conseil si hardi ! Un autre, qui avait les deux mains coupées, levait ses moignons dans l’air ténébreux, et présentant sa figure souillée de sang, criait : « Tu te souviendras aussi de Mosca ; hélas ! c’est moi qui dis : La chose faite a une tête, ce qui fut la source des malheurs de la Toscane. » J’ajoutai : « et la cause de la destruction de ta race. »

À ce reproche, l’ombre accablée sous le poids d’une double douleur, se retira avec des transports de désespoir et de rage. Je continuai de repaître mes regards de cet horrible spectacle : il s’en offrit un surtout à mes yeux que je craindrais de retracer dans ce poème, sans autre preuve que mon témoignage, si je n’étais rassuré par ma conscience, cette compagne fidèle, dont la rectitude rend l’homme fort et vertueux. Je vis un de ces coupables (je crois le voir encore) marcher, avec le triste troupeau, comme tous les autres, mais privé de sa tête. Il la tenait à la main suspendue comme une lanterne dont il semblait s’éclairer. Cette tête nous regardait, et