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CHANT TRENTE-TROISIÈME

pourquoi ne t’es-tu pas entr’ouverte ? Nous avions atteint le quatrième jour ; Gaddo vint tomber à mes pieds, en me disant : « Mon père, est-ce que tu ne viens pas à mon secours ? » et il expira. Comme tu me vois en ce moment, je vis les trois autres s’éteindre, un à un, entre le cinquième et le sixième jour. La vue troublée par mon état de faiblesse, je roulai sur eux, presque sans connaissance, et je les appelai encore deux jours après leur mort. Ensuite la faim eut plus de pouvoir que la douleur. »

À peine Ugolin eut-il parlé qu’il reprit le misérable crâne, auquel, en tordant les yeux, il donna, avec la fureur d’un chien, des coups de dent qui pénétrèrent jusqu’à l’os.

Ah ! Pise, la honte des nations répandues sur ce beau pays où le si résonne, puisque tes voisins sont trop lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona se détachent de la mer, et que, venant former une digue à l’embouchure de l’Arno, elles fassent refluer ses eaux pour engloutir tous tes habitants ! Si le comte Ugolin était accusé d’avoir livré tes châteaux, tu ne devais pas vouer ses enfants à un tel supplice. Ô nouvelles Thèbes, leur âge rendait innocents Uguccion, Brigata, et les deux que j’ai déjà nommés !

Nous avançâmes, et nous vîmes d’autres ombres plongées dans le froid éternel, mais dont la tête était renversée en arrière. Les larmes qui avaient inondé d’abord leurs joues ne permettaient pas à d’autres larmes de couler : la douleur, trouvant un obstacle dans les yeux fermés par la glace, était forcée de retourner sur elle-même, et redoublait le supplice ; enfin, les pleurs cherchant à s’échapper étaient arrêtés sur les cils comme des visières de cristal, et de nouvelles larmes remplissaient toute la cavité de l’œil.

Quoique le froid qui règne dans ce lieu ne fit plus sur ma figure une impression douloureuse, de même qu’il cesse d’offenser une partie de notre corps endurcie par la fatigue, cependant il me parut que je sentais un air refroidi qui frappait mon visage. Je dis à mon maître : « Qui produit donc ce vent ? est-ce qu’ici toutes les vapeurs ne sont pas éteintes ? » Et lui à moi : « Tes yeux te feront promptement la réponse, et tu connaîtras la cause de ce vent. » Alors un des malheureux de la croûte glacée nous cria : « Ô âmes si coupables que vous avez été précipitées dans le dernier gouffre, arrachez-moi ces voiles endurcis ! que je puisse soulager ma douleur avant que mes larmes se regèlent une autre fois ! » Et moi à cet esprit : « Dis qui tu es, je t’accorderai mon secours ; et si ensuite je n’écarte cet obstacle qui te fait gémir, je veux être plongé au fond de cette glace. » L’ombre