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LE PURGATOIRE

pas ta bonne disposition. Et moi, qui parle avant tous les autres, je te conjure, si jamais tu vois cette contrée située entre la Romagne et le royaume de Charles, d’inviter courtoisement les habitants de Fano à prier pour moi, afin que je sois purifié de mes fautes si graves. Je suis né dans cette ville ; mais je reçus, au sein de celle qui fut bâtie par Anténor, les douloureuses blessures d’où coula le sang qui animait ma vie. Là même où je me croyais le plus en sûreté, d’Este, qui me haïssait plus que ne le voulait la justice, fit commettre ce crime. Si, lorsque je fus atteint à Oriaco, j’eusse dirigé ma fuite vers la Mira, j’existerais encore dans le royaume où l’on respire ; mais je cherchai un refuge dans le marais où les roseaux et la fange m’embarrassèrent tellement que je tombai, et que bientôt la terre devint un lac de mon sang. »

Une autre âme reprit : « Si tu vois s’accomplir le désir qui t’entraîne au haut de cette montagne, daigne, avec une tendre pitié, satisfaire le mien. Je suis Buonconte de Montefeltro : Jeanne et tant d’autres me négligent ; aussi tu me vois ici dans cet état d’avilissement. » Et moi à lui : « Quel événement ou quel acte de violence t’arracha de Campaldino, où l’on n’a jamais connu le lieu de ta sépulture ? » L’âme reprit : « Au pied du Casentin coule un fleuve qu’on appelle l’Archiano, et qui naît dans l’Apennin au-dessus de l’Eremo. J’arrivai dans l’endroit où ce fleuve perd son nom. J’étais blessé à la bouche et je fuyais à pied, ensanglantant le sol. Là je perdis la vue et la parole ; je tombai en prononçant le nom de Marie, et il ne resta plus que mon corps.

« Je vais te dire la vérité, répète-la parmi les vivants. L’ange de Dieu me saisit, et le suppôt de l’Enfer criait : Ô toi, pourquoi me prives-tu ? Tu emportes son âme pour une petite larme qui fait taire mes droits ; mais je vais traiter autrement sa dépouille ! Tu sais comme l’air présente des vapeurs humides qui se résolvent en eau aussitôt qu’elles atteignent une région plus froide que l’atmosphère. L’esprit infernal, ajoutant à son intelligence cette disposition cruelle qui cherche toujours le mal, déchaîna les vents et souffla des exhalaisons funestes, par le pouvoir que lui donne sa nature.

« Le soir, il couvrit de nuées l’espace qui s’étend entre Pratomagno et le sommet de l’Apennin ; il condensa l’air supérieur ; les vapeurs se résolurent en eau ; la pluie tomba : ce que le sol n’en put absorber se forma en torrents, et, comme il arrive dans les grandes inondations, elle se précipita vers le fleuve principal, sans qu’aucun obstacle pût la contenir.