Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/228

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je n’ai pas fait chez les vivants. » En l’écoutant, je baissai les yeux. Alors une des ombres, non pas celle qui parlait, tourna sa tête sous le poids qui l’écrasait, me vit, me reconnut, et m’appela en fixant les yeux sur moi qui marchais avec elles la face inclinée. « Mais, lui dis-je, n’es-tu pas Oderigi, l’honneur de Gubbio, l’honneur de cet art qu’on appelle, à Paris, enluminure ?

— Frère, répondit-il, on trouve plus riantes les feuilles que colorie Franco Bolognese. La gloire est actuellement à lui seul… et à moi, en partie. Je n’aurais pas été si courtois pendant ma vie, à cause du grand désir que j’avais d’exceller dans l’art qui fut la passion de mon cœur. Je paye en ce moment l’amende que je dois pour un semblable orgueil, et je ne serais pas même en ce séjour, si quand je pouvais encore pécher, je ne me fusse tourné vers Dieu. Ô vaine gloire des avantages humains ! plante fragile ! comme, à peine élevée, elle commence à se dessécher, si elle n’est pas fortifiée par une longue suite d’années ! Cimabué crut, dans la peinture, être devenu maître du champ ; maintenant Giotto a obtenu le cri de la célébrité, et la renommée de celui-là est obscurcie. C’est ainsi qu’un autre Guido a enlevé au premier de ce nom la gloire d’avoir ennobli la langue, et peut-être est-il né un troisième qui détrônera celui-ci. La réputation n’est qu’un souffle de vent qui s’agite d’un côté ou d’un autre, et change de nom en changeant de direction. Avant qu’il se soit écoulé mille années, espace de temps qui, comparé à l’éternité, passe plus rapidement qu’un froncement de sourcil comparé au mouvement de rotation le plus lent dans le ciel, si tu ne te dépouilles que d’une chair vieillie, toi, auras-tu une réputation différente de celle qui t’aurait été réservée, si tu fusses mort en balbutiant les premiers mots de l’enfance ? Celui qui marche si lentement devant toi fut célèbre dans toute la Toscane ; maintenant à peine murmure-t-on son nom à Sienne. Il gouvernait cependant cette ville à l’époque où fut détruite la rage de Florence qui, dans ce temps, était aussi orgueilleuse qu’elle est aujourd’hui vile et prostituée. Votre renommée a le sort de l’herbe qui naît et se flétrit : celui qui la fait croître sait aussi la décolorer. »

Je répondis : « Les vérités que tu me dis insinuent dans mon cœur une sage humilité : tu abaisses l’orgueil dont j’étais gonflé. Mais qui est celui dont tu parlais à l’instant ? — C’est, reprit-il, Provenzano Salvani. Il est ici, parce que dans sa présomption il soumit Sienne à son caprice. Il a marché et il marche toujours sans repos depuis qu’il est mort. Tel est le