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LE VOLEUR

— Jamais ! s’écrie Barzot qui se lève en frappant la table du poing. Jamais !… Qu’il arrive n’importe quoi, mais cela ne sera pas !… Vous entendez ? Jamais !…

— Comme vous voudrez, dis-je très tranquillement — car je ne peux voir, dans l’emportement de ce premier président grotesque, autre chose que la fureur de la vanité blessée. — Comme vous voudrez. Mlle Canonnier fera son chemin tout de même. Elle est jeune, jolie et intelligente ; l’argent ne lui manquera pas ; et, ma foi… elle aura le plaisir, pour commencer, de se payer un de ces scandales… Il me semble déjà lire les journaux. Le viol, le détournement de mineure, le proxénétisme, etc., etc., sont prévus par le Code, je crois ? Quelle figure ferez-vous au procès, Monsieur ?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, la face décolorée par l’angoisse, la sueur au front, il fixe sur moi ses yeux hagards, des yeux d’homme que la démence a saisi. S’il devenait fou, par hasard ? Il faut voir.

— Voudriez-vous au moins, Monsieur, m’apprendre pour quelle raison vous vous refusez, contre tous vos intérêts, à tenter la démarche au succès certain que réclame de vous Mlle Canonnier ?

— Je l’aime ! crie Barzot. Je l’aime ! Je l’aime de tout mon cœur, de toute ma force, comprenez-vous ?… Ah ! c’est de la folie et c’est infâme, mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le rien, qu’a été toute mon existence ! Non, vous ne pouvez pas savoir… Un forçat, courbé sur la rame qui laboure le flot stérile et enchaîné à son banc, loin des hublots, dans l’entrepont de la galère… On finit par douter du ciel… Je n’avais jamais aimé, jamais, quand j’ai connu cette enfant. Et, tout d’un coup, ç’a été comme si quelque chose ressuscitait en moi ; quelque chose qui avait si peu existé, si peu et il y avait si longtemps ! Tous les sentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes les affections