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LE VOLEUR

minel — portée par ce bourgeois ! Ce n’est pas ridicule, non ; mais c’est tellement horrible que c’est inexprimable. Aucune description d’artiste, aucune enluminure d’Épinal, si grandiose que l’ait faite la plume, si atroce que l’ait plaquée la machine, ne pourraient donner l’idée du Barbe-Bleue que j’ai devant moi. C’est quelque chose d’inouï. C’est la bassesse entière de toute une espèce vile sous la dépouille terrible de toute une race cruelle. On a un peu l’impression d’une peau de tigre, comme peinte et fardée pour l’orgie sauvage, jetée sur la croupe fuyante d’une hyène s’évadant d’un charnier ; mais on a surtout la sensation d’instincts affreux, impénétrables d’ordinaire et transparaissant tout à coup, par dépit, sous ce déguisement qu’ils dédaignent et dont ils crèvent la cruauté incomplète de l’absolu de leur barbarie. C’est Barbe-Bleue ; mais ce n’est Barbe-Bleue que parce que c’est Mouratet.

— Eh ! eh ! s’écrie le directeur des Douzièmes Provisoires, ravi de l’effet que produit sur moi son travestissement, on dirait que tu me trouves réussi.

— Tout à fait, dis-je. Réellement, tu es effroyable.

— Le fait est que ce n’est pas mal, dit-il en se regardant dans une glace. Pas mal du tout… Je t’ai fait attendre…

— J’en ai profité pour lire un article qui traite du projet de loi sur les retraites ouvrières, que la Chambre va discuter.

— Elle ne le votera, pas, dit Mouratet. Des retraites aux ouvriers ! Qu’on en accorde aux militaires, aux fonctionnaires, c’est tout naturel ; ils font la grandeur de la France. Mais aux ouvriers !… Où irait-on ?

C’est vrai. Où irait-on ?… Ah ! animal ! Je ne regretterai pas le tour que j’aiderai demain ta femme…

Elle entre justement, coiffée de son chapeau pointu, vive et jolie au possible.

— Comment me trouves-tu ? demande Mouratet.

— De face, ça va bien ; voyons de dos.