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LE VOLEUR

— Tant pis.

— Et je crois qu’il n’en a pas pour longtemps.

— Tant mieux.

— Tu as l’air de lui en vouloir. Tu me raconteras pourquoi, pas ? En attendant, je vais lui écrire de venir me prendre demain matin ; et je vais aussi envoyer un mot à l’Autrichien pour l’avertir de mon départ.

— Écris-lui avec des larmes dans la voix.

— Tu penses bien, dit Geneviève en trempant sa plume dans l’encrier. Après quoi, je fais fermer ma porte jusqu’à demain ; et à nous deux, mon petit voleur chéri…

Est-elle gentille, hein ?


Le lendemain, d’un coin de la gare où je me dissimule habilement, je vois arriver la voiture qui conduit au train de Paris Geneviève et mon oncle. Ah ! cette figure de vieux viveur fourbu, ce front où s’amoncellent des ombres lugubres, ce regard qui jette à la vie des interrogations désolées et ardentes ! La voiture s’arrête. Il en descend, non sans aide, passe à côté de moi, soutenu, porté presque dans un wagon où Geneviève monte derrière lui. Il ne m’a pas vu, le malheureux ; mais j’ai pu le dévisager ; menton tremblant ; joues labourées de sillons profonds, moins encore par le temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuse invinciblement penchée vers la terre, comme dans l’horreur d’y voir la fosse creusée. Ruine d’humanité ; pas belle, à peine mélancolique, bête et sale — comme toutes les ruines…

Je vais m’éloigner lorsqu’un monsieur, escorté de deux laquais, entre dans la gare, se dirige vers le train qui va partir. C’est l’Autrichien. Il suit, pareil au requin qui file le navire, attendant qu’on jette le cadavre à la mer — ou la chair fraîche qui cache l’hameçon.