Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/108

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Toute la bile que j’amassais depuis une heure me sauta à la figure… J’agrippe le valet de l’établi et je cogne… Vous savez, compagnons, si Bélisaire a le poignet solide à l’ordinaire ; mais il paraît que ce jour-là j’avais le tonnerre de Dieu au bout de mon bras… Au premier coup, mon Prussien fait bonhomme et s’étale de tout son long. Je ne le croyais qu’étourdi. Ah ! ben, oui… Nettoyé, mes enfants, tout ce qu’il y a de mieux, comme nettoyage. Débarbouillé à la potasse, quoi !

« Moi, qui n’avais jamais rien tué dans ma vie, pas même une alouette, ça me fit tout de même drôle de voir ce grand corps devant moi… Un joli blond, ma foi, avec une petite barbe follette qui frisait comme des copeaux de frêne. J’en avais les deux jambes qui me tremblaient en le regardant. Pendant ce temps-là, le gamin s’ennuyait là-haut, et je l’entendais crier de toutes ses forces : « Papa ! papa ! »

« Des Prussiens passaient sur la route, on voyait leurs sabres et leurs grandes jambes par le soupirail du sous-sol. Cette idée me vint tout d’un coup : « S’ils entrent, l’enfant est perdu… ils vont tout massacrer. » Ce fut vite fini, je ne tremblai plus. Vite, je fourrai le Prussien sous l’établi. Je lui mis dessus tout ce que je pus trouver de planches, de copeaux, de sciure, et je remontai chercher le petit.