Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/112

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mets debout, et le hisse sur mon dos, comme un crochet de commissionnaire… C’est qu’il était lourd, le brigand !… Avec ça la peur, rien dans le battant depuis le matin… Je croyais que je n’aurais jamais la force d’arriver. Puis, voilà qu’au milieu du quai je sens quelqu’un qui marche derrière moi. Je me retourne. Personne. C’était la lune qui se levait… Je me dis : « Gare, tout à l’heure… les factionnaires vont tirer. »

« Pour comble d’agrément, la Seine était basse. Si je l’avais jeté là sur le bord, il y serait resté comme dans une cuvette… J’entre, j’avance… Toujours pas d’eau… Je n’en pouvais plus : j’avais les articulations grippées… Finalement, quand je me crois assez avant, je lâche mon bonhomme… Va te promener, le voilà qui s’envase. Plus moyen de le faire bouger. Je pousse, je pousse… hue donc !… Par bonheur, il arrive un coup de vent d’est. La Seine se soulève, et je sens le macchabée qui démarre tout doucement. Bon voyage ! j’avale une potée d’eau et je remonte vite sur la berge.

« Quand je repassai le pont de Villeneuve, on voyait quelque chose de noir au milieu de la Seine. De loin, ça avait l’air d’un bachot. C’était mon Prussien qui descendait du côté d’Argenteuil, en suivant le fil de l’eau. »