Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/142

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qu’il eût détaché son amarre, il nous arriva du monde. D’abord une grosse fermière aux yeux clairs, s’en allant au marché de Corbeil, avec deux grands paniers passés sous les bras, qui mettaient d’aplomb sa taille rustique et la faisaient marcher ferme et droit ; puis, derrière elle, dans le chemin creux, d’autres voyageurs qu’on apercevait vaguement à travers la brume et dont nous entendions les voix. C’était une voix de femme, douce, pleine de larmes :

« Oh ! monsieur Chachignot, je vous en prie, ne nous faites pas avoir de la peine… Vous voyez qu’il travaille maintenant… Donnez-lui du temps pour payer… c’est tout ce qu’il demande.

— J’en ai assez donné, du temps… j’en donne plus, répondait une voix de vieux paysan, édentée et cruelle ; « Ça regarde l’huissier à cette heure. Il fera ce qu’il voudra… Ohé ! Eugène ! »

— « C’est ce gueux de Chachignot, me dit le passeur à voix basse… Voilà ! Voilà ! »

À ce moment, je vis arriver sur la plage un grand vieux, affublé d’une redingote de gros drap et d’un chapeau de soie tout neuf, très haut de forme. Ce paysan hâlé, crevassé, dont les mains noueuses étaient déformées par la pioche, paraissait encore plus noir, plus brûlé, dans son vêtement de monsieur. Un front