Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/309

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Tout à coup, les roues d’un vapeur battaient l’eau près de moi ; ou bien une ombre lourde m’arrivait dessus, c’était l’avant d’un bateau de pommes.

« Gare donc, moucheron ! » me criait une voix enrouée ; et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui mettaient des reflets d’omnibus sous la coupe des avirons. Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous, les tourbillons, le fameux trou de la Mort qui trompe ! Pensez que ce n’était pas une petite affaire de se guider là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour tenir la barre.

Quelquefois j’avais la chance de rencontrer la chaîne. Vite je m’accrochais tout au bout de ces longs trains de bateaux qu’elle remorquait, et, les rames immobiles, étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs rubans d’écume et faisait filer des deux côtés les arbres, les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j’entendais le battement monotone de l’hélice, un chien qui aboyait sur des bateaux de la remorque, où montait d’une cheminée basse un petit filet de fumée ; et tout cela me donnait l’illusion