Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/31

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faite sur ce coussinet de moleskine, qu’il a mieux aimé devenir Prussien que de bouger de là. L’empereur Guillaume lui a dit : « Restez assis, monsieur Dollinger ! » et Dollinger est resté assis ; et aujourd’hui le voilà conseiller à la cour de Colmar, rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté berlinoise.

Autour de lui, rien n’est changé : c’est toujours le même tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement d’avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse, la cour de Colmar n’a pas dérogé : il y a toujours un buste d’empereur au fond du prétoire… Mais c’est égal ! Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son fauteuil, s’y enfoncer rageusement, il n’y trouve plus les bons petits sommes d’autrefois ; et quand, par hasard, il lui arrive encore de s’endormir à l’audience, c’est pour faire des rêves épouvantables.

Dollinger rêve qu’il est sur une haute montagne, quelque chose comme le Honeck ou le ballon d’Alsace… Qu’est-ce qu’il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur un grand fauteuil à ces hauteurs immenses où l’on ne voit plus rien que des arbres rabougris et des tour-