Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/210

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de sa vie en sacrifiant la mienne, et tout de suite je vous repoussai pour que vous alliez à elle. Ah ! dès que vous avez été loin, j’ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces. Pauvre petite Désirée ! L’ai-je assez maudite dans le fond de mon cœur. Le croiriez-vous ? depuis cette époque-là, j’ai évité de la voir, de la rencontrer. Sa vue me faisait trop de peine.

– Mais, si vous m’aimiez, demanda Frantz tout bas, si vous m’aimiez, pourquoi avez-vous épousé mon frère ?

Elle ne sourcilla pas :

– Épouser Risler, c’était me rapprocher de vous. Je me disais : « Je n’ai pas pu être sa femme. Eh bien, je deviendrai sa sœur. Au moins, comme cela, il me sera permis de l’aimer encore, et nous ne passerons pas toute notre vie étrangers l’un à l’autre. » Hélas ! ce sont là de ces rêves naïfs que l’on fait à vingt ans et dont l’expérience nous montre le néant bien vite… Je n’ai pas pu vous aimer comme une sœur, Frantz ; je n’ai pas pu vous oublier non plus, mon mariage m’en empêchait. Avec un autre mari, j’y serais peut-être parvenue, mais avec Risler c’était terrible. Il me parlait toujours de vous, de vos succès, de votre avenir… Frantz disait ceci, Frantz faisait cela… Il vous aime tant, le pauvre ami. Et puis, ce qui était le plus cruel pour moi, votre frère vous ressemble. Il y a dans votre démarche, dans vos traits comme un air de famille, dans votre voix surtout, puisque souvent j’ai fermé les yeux sous ses caresses en me disant « C’est lui… C’est Frantz… » Quand j’ai vu que cette pensée criminelle devenait un tourment, une obsession, j’ai cherché à m’étourdir. J’ai consenti