Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/231

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drame épouvantable qu’ils allaient laisser derrière eux. Il était bien loin de toutes ces choses, parti en avant, déjà sur le quai de la gare avec Sidonie en vêtements sombres de voyage et de fuite. Plus loin encore, au bord de la mer bleue où ils s’arrêteraient quelque temps pour dépister les recherches. Toujours plus loin, arrivant avec elle dans un pays inconnu où nul ne pourrait la demander ni la reprendre. D’autres fois, il songeait au wagon en route dans la nuit et la campagne déserte. Il voyait une tête mignonne et pâle appuyée près de la sienne sur les coussins, une lèvre en fleur à portée de sa lèvre, et deux yeux profonds qui le regardaient sous la lumière douce de la lampe, dans le bercement des roues et de la vapeur.

Et maintenant souffle et rugis, machine. Ébranle la terre, rougis le ciel, crache la fumée et la flamme. Plonge-toi dans les tunnels, franchis les monts et les fleuves, saute, flambe éclate ; mais emporte-nous avec toi, emporte-nous loin du monde habité, de ses lois, de ses affections, hors de la vie, hors de nous-mêmes !…

Deux heures avant l’ouverture du guichet pour le train désigné, Frantz était déjà à la gare de Lyon, cette gare triste qui dans le Paris lointain où elle est située semble une première étape de la province. Il s’assit dans le coin le plus sombre, et resta là sans bouger, comme étourdi. À cette heure son cerveau était aussi agité et tumultueux que la gare elle-même. Il se sentait envahi par une foule de réflexions sans suite, de souvenirs vagues, de rapprochements bizarres. En une minute il faisait de tels voyages au plus lointain de sa mémoire