Page:Daudet - Jack, I.djvu/112

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Lui, rien que lui !

Longtemps après, elle devait se rappeler cette impression profonde que rien ne put altérer par la suite, et revoir comme en rêve son grand poëte en pied, tel qu’elle l’aperçut pour la première fois au milieu du salon des Moronval qui, ce soir-là, lui parut immense, splendide, étincelant de mille bougies. Ah ! il put bien lui faire tous les chagrins possibles, l’humilier, la blesser, briser sa vie et quelque chose encore de plus précieux que sa vie, il ne parvint jamais à effacer l’éblouissement de cette minute…

— Vous voyez, madame, dit Moronval avec son sourire le plus exquis, nous préludions en vous attendant… M. le vicomte Amaury d’Argenton était en train de nous réciter son magnifique poëme du Credo de l’amour.

Vicomte !… Il était vicomte.

Tout, alors !

Elle s’adressa à lui, timide, rougissante, comme une petite fille :

— Continuez, monsieur, je vous en prie…

Mais d’Argenton ne voulut pas. L’arrivée de la comtesse avait coupé le plus bel effet de son poëme, un effet sûr, et l’on ne pardonne pas ces choses-là ! Il s’inclina, et dit avec une politesse ironique et froide :

— J’ai fini, madame.

Puis il se mêla aux assistants sans plus s’occuper d’elle.