Page:Daudet - Jack, I.djvu/166

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passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.

Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs.

Les petits « pays chauds » avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.

Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents ; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.

— Combien avait-il d’argent sur lui ? demanda-t-il.

— Quinze francs, répondit timidement sa femme.

— Quinze francs !… Alors c’est sûr, il aura filé.

— Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.