Page:Daudet - Jack, I.djvu/347

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pilon gigantesque, remuant un poids de trente mille kilogrammes, glisse lentement entre ses deux montants de fonte, entouré du respect, de l’admiration de l’atelier comme le Baal luisant et noir de ce temple aux dieux de la force. Quand l’idole parle, c’est un bruit sourd, profond, qui ébranle les murs, le plafond, le sol, fait monter en tourbillons la poussière du mâchefer.

Jack est atterré. Il se tient silencieusement à sa tâche parmi ces hommes qui circulent autour de l’étau, à moitié nus, chargés de barres de fer dont la pointe est rougie, suants, velus, s’arc-boutant, se tordant, prenant eux aussi dans la chaleur intense où ils s’agitent des souplesses de feu en fusion, des révoltes de métal amolli par une flamme. Ah ! si, franchissant l’espace, les yeux de cette folle de Charlotte pouvaient voir son enfant, son Jack, au milieu de ce grouillement humain, hâve, blême, ruisselant, les manches retroussées sur ses bras maigres, sa blouse et sa chemise entr’ouvertes sur sa poitrine délicate et trop blanche, les yeux rouges, la gorge enflammée de la poussière aiguë qui flotte, quelle pitié lui viendrait et quels remords !

Comme il faut qu’à l’atelier chacun ait un nom de guerre, on l’a surnommé « l’Aztec, » à cause de sa maigreur, et le joli blondin d’autrefois est en train de mériter ce surnom, de devenir l’enfant des fabriques, ce petit être privé d’air, surmené, étouffé, dont le visage vieillit à mesure que son corps s’étiole.