Page:Daudet - Jack, II.djvu/135

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veilla tout à coup d’une longue torpeur, et dit à Charlotte lentement, bien lentement :

— Quand j’étais enfant, j’ai dû faire un long voyage, n’est-ce pas ?

Elle le regarda, un peu troublée. C’était la première fois de sa vie qu’il s’informait du passé.

— Pourquoi ?… demanda-t-elle.

— C’est que le premier jour où j’ai mis le pied sur un paquebot, il y a trois ans, j’ai eu une singulière sensation… Il me semblait que tout ce que je voyais, je l’avais déjà vu… Le jour venant à travers les hublots, ces petites marches doublées en cuivre qui descendent aux cabines, tout cela m’impressionnait comme un souvenir… Il me semblait que, tout petit, j’avais joué, glissé sur cet escalier… On a de ces choses-là dans les rêves.

Elle regarda plusieurs fois autour d’elle pour bien s’assurer qu’ils étaient seuls.

— Ce n’est pas un rêve que tu as fait, mon Jack. Tu avais trois ans, quand nous sommes revenus d’Algérie. Ton père était mort subitement et nous retournions en Touraine.

— Ah ! mon père est mort en Algérie ?

— Oui… répondit-elle tout bas en baissant la tête.

— Comment s’appelait-il donc, mon père ?

Elle hésita, très émue ; elle n’était pas préparée à cette curiosité subite… Et pourtant, si gênante que fût cette conversation, elle ne pouvait pas refuser de