Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/126

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pis, ce qui la menaçait dans l’abandon moral, plus triste que tout autre, où on la laissait.

Mais la jeune fille avait, pour la défendre, mieux encore que l’exemple irréprochable et mondain de la belle madame Jenkins : l’art qu’elle adorait, l’enthousiasme qu’il mettait dans sa nature tout en dehors, le sentiment de la beauté, de la vérité, qui de son cerveau réfléchi plein d’idées, passait dans ses doigts avec un petit frémissement de nerfs, un désir de la chose faite, de l’image réalisée. Tout le jour elle travaillait à sa sculpture, fixait ses rêveries avec ce bonheur de la jeunesse instinctive qui prête tant de charme aux premières œuvres ; cela l’empêchait de trop regretter l’austérité de l’institution Belin, abritante et légère comme le voile d’une novice sans vœux, et cela la gardait aussi des conversations dangereuses, inentendues dans sa préoccupation unique.

Ruys était fier de ce talent qui grandissait à son côté. De jour en jour plus affaibli, déjà dans cette phase où l’artiste se regrette, il suivait Félicia avec une consolation de sa propre carrière terminée. L’ébauchoir, qui tremblait dans sa main, était ressaisi tout près de lui avec une fermeté, une assurance viriles, tempérées par tout ce que la femme peut appliquer des finesses de son être à la réalisation d’un art. Sensation singulière que cette paternité double, cette survivance du génie abandonnant celui qui s’en va pour passer dans celui qui vient comme ces beaux oiseaux familiers qui, dès la veillée d’une mort, désertent le toit menacé pour voler sur un logis moins triste.

Aux derniers temps, Félicia — grande artiste et toujours enfant — exécutait la moitié des travaux paternels ; et rien n’était plus touchant que cette collabo-