Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/131

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couler des fortunes princières entre ses cinq doigts écartés, descendue des apothéoses, un reste de leur éblouissement dans les yeux, avait essayé de reprendre l’existence commune, d’administrer ses petites rentes et son modeste train de maison, elle avait été en butte à une foule d’exploitations effrontées, d’abus faciles devant l’ignorance de ce pauvre papillon effaré de la réalité, se cognant à toutes ses difficultés inconnues. Chez Félicia, la responsabilité devint autrement sérieuse à cause du gaspillage installé jadis par le père, continué par la fille, deux artistes dédaigneux de l’épargne. Elle eut encore d’autres difficultés à vaincre. L’atelier lui était insupportable avec cette fumée de tabac permanente, le nuage impénétrable pour elle où les discussions d’art, le déshabillement des idées se confondaient dans des tourbillons brillants et vagues, qui lui causaient infailliblement la migraine. La « blague » surtout lui faisait peur. En sa qualité d’étrangère, d’ancienne divinité du foyer de la danse, nourrie de politesses surannées, de galanteries à la Dorat elle ne la comprenait pas bien, restait épouvantée devant les exagérations frénétiques, les paradoxes de ces Parisiens raffinés par la liberté de l’atelier.

Elle qui n’avait eu d’esprit que dans la vivacité de ses pieds, cela l’intimidait, la mettait au rang d’une simple dame de compagnie ; et en regardant cette aimable vieille silencieuse et souriante, assise dans le jour de la rotonde vitrée, son tricot sur les genoux, comme une bourgeoise de Chardin, ou remontant à pas pressés, à côté de sa cuisinière, la longue rue de Chaillot, où se trouvait le plus proche marché, jamais on n’aurait pu se douter que cette bonne femme avait tenu des rois, des princes, toute la noblesse et la finance