Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/135

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la pièce, celle où posait précisément le Nabab, devint visible pour lui, quoique à une assez grande distance.

Jansoulet assis, sans cravate, le gilet ouvert, causait avec un air d’agitation, à demi-voix. Félicia répondait de même en chuchotements rieurs. La séance était très animée… Puis un silence, un « frou » de jupes, et l’artiste, s’approchant de son modèle, lui rabattit d’un geste familier son col de toile tout autour en faisant courir sa main légère sur cette peau basanée.

Ce masque éthiopien dont les muscles tressaillaient d’une ivresse de bien-être avec ses grands cils baissés de fauve endormi qu’on chatouille, la silhouette hardie de la jeune fille penchée sur cet étrange visage pour en vérifier les proportions, puis un geste violent, irrésistible agrippant la main fine au passage et l’appliquant sur deux grosses lèvres éperdues, Jenkins vit tout cela dans un éclair rouge…

Le bruit qu’il fit en entrant remit les deux personnages dans leurs positions respectives, et, sous le grand jour qui éblouissait ses yeux de chat guetteur, il aperçut la jeune fille debout devant lui, indignée, stupéfaite : « Qui est là ? Qui se permet ? » et le Nabab sur son estrade, le col rabattu, pétrifié, monumental.

Jenkins, un peu penaud, effaré de sa propre audace, balbutia quelques excuses. Il avait une chose très pressée à dire à M. Jansoulet, une nouvelle très importante et qui ne souffrait aucun retard… « Il savait de source certaine qu’il y aurait des croix données pour le 16 mars. » Aussitôt la figure du Nabab, un instant contractée détendit.

« Ah ! vraiment ? »

Il quitta la pose… L’affaire en valait la peine,