Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/216

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sur la pierre d’un vieux banc. Vers cette heure-là aussi, un autre promeneur se montrait dans le parc moins actif, moins bruyant, se traînant plutôt qu’il ne marchait, s’appuyant aux murs, aux balustrades, un pauvre être voûté, branlant. Ankylosé, figure éteinte et sans âge, ne parlant jamais, et lorsqu’il était las, poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours près de lui qui l’aidait à s’asseoir, à s’accroupir sur quelque marche, où il restait pendant des heures, immobile et muet, la bouche détendue, les yeux clignotants, bercé par la monotonie stridente des cigales, souillure d’humanité devant le splendide horizon.

Celui-là, c’était l’aîné, le frère de Bernard, l’enfant chéri du père et de la mère Jansoulet, la beauté, l’intelligence, l’espoir glorieux de la famille du cloutier, qui fidèle comme tant d’autres dans le Midi à la superstition du droit d’aînesse, avait fait tous les sacrifices pour envoyer à Paris ce beau garçon ambitieux, parti avec quatre ou cinq bâtons de maréchal dans sa malle, l’admiration de toutes les filles du bourg, et que Paris — après avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré dans sa grande cuve ce brillant chiffon méridional, l’avoir brûlé dans tous ses vitriols, roulé dans toutes ses fanges — finit par renvoyer à cet état de loque et d’épave, abruti, paralysé, ayant tué son père de chagrin, et obligé sa mère à tout vendre chez elle, à vivre d’une domesticité passagère dans les maisons aisées du pays. Heureusement qu’à ce moment-là, lorsque ce débris des hospices parisiens, rapatrié par l’Assistance publique, tomba au Bourg-Saint-Andéol, Bernard — celui qu’on appelait Cadet, comme dans les familles méridionales à demi arabes, où l’aîné prend toujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet — Bernard était déjà