Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/243

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fromage enveloppé de feuilles de vigne, les deux enjeux posés à côté d’eux sur le banc. Un petit curé fume son cigare en les regardant et semble prendre le plus vif intérêt à leur partie.

« Et c’est tout, pas un bruit alentour, excepté les gouttes d’eau s’espaçant sur la pierre, l’exclamation d’un des joueurs qui jure par le sango del seminario, et au-dessous de ma chambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude de notre ami, mêlée aux bredouillements de l’illustre Paganetti, qui lui sert d’interprète dans sa conversation avec le non moins illustre Piedigriggio.

« M. Piedigriggio (Pied-Gris) est une célébrité locale. C’est un grand vieux de soixante et quinze ans, encore très droit dans son petit caban où tombe sa longue barbe blanche, un bonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancs aussi, à la ceinture une paire de ciseaux, dont il se sert pour couper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de sa main ; l’air vénérable, en somme, et quand il a traversé la place, serrant la main au curé, avec un sourire de protection aux deux joueurs, je n’aurais jamais cru voir ce fameux bandit Piedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le maquis dans le Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne et la gendarmerie, et qui, aujourd’hui, grâce à la prescription dont il bénéficie, après sept ou huit meurtres à coups de fusil et de couteau, circule tranquillement dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d’une importance considérable. Voici pourquoi : Piedigriggio a deux fils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont joué de l’escopette et tiennent le maquis à leur tour. Introuvables, insaisissables comme leur père l’a été pendant vingt ans, prévenus par les bergers des mouvements de la gendarmerie, dès que celle-ci quitte un