Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/263

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Toujours la pluie, toujours la boue, toujours le beau sphinx accroupi, les yeux perdus dans l’horizon fangeux. À quoi pense-t-il ? Qu’est-ce qu’il regarde venir là-bas par ces routes souillées, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli au front et cette lèvre expressive de dégoût ? Est-ce son destin qu’il attend ? Triste destin qui s’est mis en marche par un temps pareil, sans crainte de l’ombre, de la boue…

Quelqu’un vient d’entrer dans l’atelier, un pas plus lourd que le trot de souris de Constance. Le petit domestique sans doute. Et Félicia, brutalement, sans se retourner :

« Va te coucher… Je n’y suis pour personne…

— J’aurais bien voulu vous parler cependant », lui répond une voix amie. Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteur inattendu :

« Tiens ! c’est vous, jeune Minerve… Comment êtes-vous donc entré ?

— Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes.

— Cela ne m’étonne pas. Constance est comme folle, depuis ce matin, avec son dîner…

— Oui, j’ai vu. L’antichambre est pleine de fleurs. Vous avez ?…

— Oh ! un dîner bête, un dîner officiel. Je ne sais pas comment j’ai pu… Asseyez-vous donc là ; près de moi. Je suis heureuse de vous voir. »

Paul s’assied, un peu troublé. Jamais elle ne lui a paru si belle. Dans le demi-jour de l’atelier, parmi l’éclat brouillé des objets d’art, bronzes, tapisseries, sa pâleur fait une lumière douce, ses yeux ont des reflets de pierre précieuse, et sa longue amazone serrée dessine l’abandon de son corps de déesse. Puis elle parle d’un