Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/268

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traient sur cette table comme sur un dressoir d’objets rares rassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de son goût. Un peu de désordre par exemple dans ce ménage monté au hasard de la trouvaille. Le merveilleux huilier n’avait plus de bouchons. La salière ébréchée débordait sur la nappe, et à chaque instant : « Tiens ! Qu’est devenu le moutardier ?… Est-ce qu’il est arrivé à cette fourchette ? » Cela gênait un peu de Géry pour la jeune maîtresse de maison qui, elle, n’en prenait aucun souci.

Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l’aise encore, c’était la préoccupation de savoir quel hôte privilégié il remplaçait à cette table, que l’on pouvait traiter à la fois avec tant de magnificence et un sans-façon si complet. Malgré tout, il le sentait présent, offensant pour sa dignité personnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloir l’oublier ; tout le lui rappelait, jusqu’à la parure de la bonne fée assise en face de lui et qui gardait encore quelques-uns des grands airs dont elle s’était d’avance munie pour la circonstance solennelle. Cette pensée le troublait, lui gâtait la joie d’être là.

En revanche, comme il arrive dans tous les duos où les unissons sont très rares, jamais il n’avait vu Félicia si affectueuse, de si joyeuse humeur. C’était une gaieté débordante, presque enfantine, une de ces expansions chaleureuses qu’on éprouve le danger passé, la réaction d’un feu clair flambant, après l’émotion d’un naufrage. Elle riait de toutes ses dents, taquinait Paul sur son accent, ce qu’elle appelait ses idées bourgeoises. « Car vous êtes un affreux bourgeois, vous savez… Mais c’est ce qui me plaît en vous… C’est par opposition sans doute, parce que je suis née sous un