Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/288

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savaient pas encore eux-mêmes — qu’ils s’aimaient, elle sentit comme un écroulement autour d’elle. Puis son rêve par terre, en mille miettes, elle se mit à le piétiner furieusement… Après tout, il avait bien raison de lui préférer cette petite Aline. Est-ce qu’un honnête homme oserait jamais épouser mademoiselle Ruys ? Elle, un foyer, une famille, allons donc !… Tu es fille de catin, ma chère ; il faut que tu sois catin si tu veux être quelque chose…

La journée s’avançait. La foule plus active, avec des vides çà et là, commençait à s’écouler vers la sortie après de grands remous autour des succès de l’année, rassasiée, un peu lasse, mais excitée encore par cet air chargé d’électricité artistique. Un grand coup de soleil, du soleil de quatre heures, frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable des allées, des lueurs d’arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbre des statues, irisant la nudité d’un beau corps, donnant au vaste musée un peu de la vie lumineuse d’un jardin. Félicia, absorbée dans sa profonde et triste songerie, ne voyait pas celui qui s’avançait vers elle, superbe, élégant, fascinateur parmi les rangs du public respectueusement ouverts au nom de « Mora » partout chuchoté.

« Eh bien ! Mademoiselle, voilà un beau succès. Je n’y regrette qu’une chose, c’est le méchant symbole que vous avez caché dans votre chef-d’œuvre. »

En voyant le duc devant elle, elle frissonna.

« Ah ! oui, le symbole… », fit-elle en levant vers lui un sourire découragé ; et, s’appuyant contre le socle de la grande statue voluptueuse près de laquelle ils se trouvaient, avec les yeux fermés d’une femme qui se donne ou s’abandonne, elle murmura tout bas, bien bas :