Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/301

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gouverneur, une petite Corse à qui ses gros sourcils, ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en dessous donnent l’air d’une Auvergnate débarbouillée, bonne pâte du reste, et riant tout le temps excepté quand son mari regarde les autres femmes, plus quelques Levantines aux diadèmes d’or ou de perles, moins réussies que la nôtre, mais toujours dans le même genre, des femmes de tapissiers, de joailliers, fournisseurs habituels de la maison, avec des épaules larges comme des devantures et des toilettes où la marchandise n’avait pas été épargnée ; enfin quelques ménages d’employés de la Territoriale en robes pleurardes et la queue du diable dans leur poche, voilà ce qui représentait le beau sexe de la réunion, une trentaine de dames noyées dans un millier d’habits noirs, autant dire qu’il n’y en avait pas. De temps à autre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet, qui faisaient le service des plateaux nous mettaient au courant de ce qui se passait dans les salons.

« Ah ! mes enfants, si vous voyiez ça, c’est d’un noir c’est d’un lugubre… Les hommes ne démarrent pas des buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en rond, à s’éventer sans rien dire. La Grosse ne parle à personne. Je crois qu’elle pionce… C’est monsieur qui fait une tête !… Allons, père Passajon, un verre de château-la-rose… Ça vous donnera du ton. »

Elle était charmante envers moi, toute cette jeunesse et prenait un malin plaisir à me faire les honneurs de la cave, si souvent et à si grands coups que ma langue commençait à devenir lourde, incertaine ; et comme me disaient ces jeunes gens dans leur langage un peu libre : « Mon oncle, vous bafouillez. » Heureusement que le dernier des effendis venait d’arriver et qu’il n’y avait