Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/340

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Bonne-Maman seule gardait son air paisible d’habitude ; mais on sentait en elle, dans son empressement autour de sa sœur, une certaine attention encore plus tendre, un soin de la rendre jolie. Et c’était délicieux ces vingt ans qui en paraient d’autres, sans envie, sans regret, avec quelque chose du doux renoncement d’une mère fêtant le jeune amour de sa fille en souvenir d’un bonheur passé. Paul voyait cela, il était même seul à le voir ; mais, tout en admirant Aline, il se demandait avec tristesse s’il y aurait jamais place en ce cœur maternel pour d’autres affections que celles de la famille, des préoccupations en dehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne-Maman présidait si gentiment le travail du soir.

L’Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle privé par-dessus le marché de l’ouïe, de la parole, et ne se conduisant que par des presciences, des divinations, des facultés nerveuses de malade. C’est pitié vraiment de le voir errer, tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler du doigt les appuis où il se guide avec des maladresses méfiantes d’infirme. Au moment même où il mettait en doute la sensibilité d’Aline, Paul, annonçant à ses amis qu’il partait pour un voyage de plusieurs jours, peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur subite de la jeune fille, n’entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvres discrètes :

« Vous partez ? »

Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet de laisser son pauvre Nabab au milieu de sa meute enragée ; pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis ce voyage était indispensable.

« Et la Territoriale ? demanda le vieux comptable revenant toujours à son idée… Où ça en est-il ?… Je