Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/364

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« Qu’est-ce qu’on dit de cela dans Paris ? »

On en disait bien des choses, diverses et contradictoires ; mais à coup sûr, on ne parlait que de lui, et la nouvelle répandue depuis le matin par la ville que Mora était au plus mal, agitait les rues, les salons, les cafés, les ateliers, ravivait la question politique dans les bureaux de journaux, les cercles, jusque dans les loges de concierge et sur les omnibus, partout où les feuilles publiques déployées encadraient de commentaires ce foudroyant bruit du jour.

Il était, ce Mora, l’incarnation la plus brillante de l’Empire. Ce qu’on voit de loin dans un édifice, ce n’est pas sa base solide ou branlante, sa masse architecturale c’est la flèche dorée et fine, brodée, découpée à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d’œil. Ce qu’on voyait de l’Empire en France et dans toute l’Europe c’était Mora. Celui-là tombé, le monument se trouvait démantelé de toute son élégance, fendu de quelque longue et irréparable lézarde. Et que d’existences entraînées dans cette chute subite, que de fortunes ébranlées par les contrecoups affaiblis du désastre ! Aucune aussi complètement que celle du gros homme, immobile en bas, sur la banquette de la singerie.

Pour le Nabab, cette mort, c’était sa mort, la ruine, la fin de tout. Il le sentait si bien qu’en apprenant, à son entrée dans l’hôtel, l’état désespéré du duc, il n’avait eu ni apitoiements ni grimaces d’aucune sorte, seulement le mot féroce de l’égoïsme humain : « Je suis perdu. » Et ce mot lui revenait toujours, il le répétait machinalement chaque fois que toute l’horreur de sa situation se montrait à lui, par brusques échappées, ainsi qu’il arrive dans ces dangereux orages de